CHAPITRE DIX-NEUF

 

Qwilleran entendit Ben Nicholas quitter la maison et, peu après, le pas léger de Mary retentit dans l’escalier. Elle examina sa trouvaille avec surprise.

— Savez-vous ce que c’est ?

— On dirait un poil de brosse particulièrement long.

— C’est un poil de la moustache d’un chat. Je l’ai trouvé sur le divan de Ben. Ou bien mes deux lascars ont découvert un moyen de pénétrer dans l’appartement voisin, ou Mathilda a l’esprit facétieux !

— Il est marbré, blanc et brun.

— Par conséquent il appartient à Yom-Yom. Ceux de Koko sont d’un blanc pur.

— Avez-vous une idée sur la façon dont ils peuvent traverser les murs ? s’enquit Mary.

Qwilleran la pria de le suivre dans le vestiaire.

— J’ai vérifié la salle de bains et la cuisine. Il n’y a aucune issue. La seule possibilité est ici, derrière ces étagères.

Koko leur avait emboîté le pas et frottait avec ardeur son menton contre les livres de l’étagère inférieure.

— Ce sont de magnifiques reliures, constata Mary. Iris pourrait les vendre un bon prix à des amateurs.

Un miaulement étouffé retentit. Qwilleran se baissa à temps pour voir disparaître le bout de la queue du chat, entre deux volumes – précisément à l’endroit où il avait retiré l’exemplaire du Libérateur.

— Koko, sors de là tout de suite ! ordonna-t-il, c’est sale, là derrière.

— Yaô, répondit Koko, d’une voix lointaine.

— On dirait qu’il est tombé dans un puits, dit Mary.

Le journaliste arracha les livres à deux mains, les jetant en tas, près de lui.

— Qwill, faites attention à votre jambe. Laissez-moi vous aider.

Elle s’agenouilla près de lui et se pencha pour regarder sous l’étagère.

— Il y a un trou dans ce mur !

— Qu’y a-t-il derrière ? Prenez cette torche…

— Je vois un autre mur, à environ soixante centimètres. On dirait un couloir étroit.

— Mary… Cette maison a été construite par William Towne Spencer et à l’époque, beaucoup d’abolitionnistes…

— … avaient des pièces secrètes…

— … pour cacher les esclaves en fuite.

Mary enfouit à nouveau la tête sous l’étagère.

— Le panneau glisse sur toute sa hauteur. En fait, c’est une véritable porte dérobée. Oh ! il y a un morceau de tissu… et une brosse à dents !

— Yaô ! dit Koko, en réapparaissant brusquement.

— Pouvez-vous refermer ce panneau complètement ?

— Non, il semble faussé.

— Je parie que Koko l’a ouvert avec ses griffes et bien entendu Yom-Yom l’aura suivi. C’est elle qui allait et venait avec des objets… Bon, eh bien, voilà toujours un mystère de résolu. Si nous prenions une tasse de café ?

— Merci. Je dois rentrer préparer mes cadeaux de Noël… Mais… vous videz vos tiroirs, ajouta-t-elle, en regardant le bureau. Comptez-vous partir ?

— C’est le bureau qui s’en va. Je l’ai vendu sept cent cinquante dollars, cet après-midi.

— Qwill, c’est impossible, il vaut tout au plus deux cents dollars.

Il lui montra son carnet et le résultat de sa journée au Bric-à-Brac et conclut, avec fierté :

— Ce n’est pas mal pour un débutant.

— Vous auriez dû m’envoyer la cliente qui cherchait des candélabres Sheffield, dit-elle, en lisant les annotations. Qui vous a demandé des anneaux d’attelle ? Personne n’en achète plus, aujourd’hui.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Cela fait partie du collier d’un cheval. Les gens les considéraient comme des porte-bonheur à une certaine époque… Qui est la cliente que vous avez embrassée ? Voilà une curieuse façon de vendre un pichet d’étain !

— Il s’agit de l’épouse de mon rédacteur en chef. Oh ! cela me fait penser que j’ai acheté un cadeau pour Arch Riker – une petite plaisanterie –, voulez-vous me faire un paquet plus élégant ? demanda-t-il, en lui tendant la boîte à tabac en étain.

— J’espère que les Parques ne vous l’ont pas comptée dix dollars, dit-elle, en lisant le prix sur le couvercle.

— Dix dollars ? répéta Qwilleran, saisi… Euh ! elles m’en ont demandé dix, mais je ne leur en ai donné que cinq.

— Ce n’est pas une mauvaise affaire. La plupart des magasins les font à sept dollars cinquante.

Digérant son humiliation, Qwilleran l’accompagna en bas de l’escalier. En passant devant la porte ouverte de Ben, il remarqua :

— Ben m’a emmené à La Queue du Lion, hier soir. Il a dépensé son argent comme s’il avait une presse à fabriquer les billets chez lui.

— Il doit avoir fait une bonne affaire, répondit Mary, en haussant les épaules. Une fois par an, un brocanteur a un coup de veine… il vend un bureau à dessus coulissant pour sept cent cinquante dollars ! C’est une des grandes vérités du commerce des antiquités.

— Figurez-vous que j’ai accompagné Nicholas faire de la récupération au Théâtre Garrick, la nuit dernière, mais tout ce qui restait était un ornement au-dessus d’une loge et j’ai failli me briser les os, en essayant de le décrocher.

— Ben aurait dû vous prévenir, tout le monde sait, depuis des années, que cette loge est dangereuse. Les architectes de la ville en ont condamné l’accès en 1940. On l’appelle « la loge interdite ».

— Croyez-vous que Ben s’en doutait ?

— Tout le monde est au courant, c’est pour cela que l’ornement n’a pas été retiré. Même Russ Patch y a renoncé, tant le risque est grand et pourtant, c’est un casse-cou.

Qwilleran remonta pensivement l’escalier. En haut des marches, il trouva les deux chats assis dans une pose identique, leur queue sagement rangée, en une courbe gracieuse.

— Je reconnais bien là votre coquinerie ! leur lança Qwilleran. Je suppose que vous vous êtes donné du bon temps à passer à travers les murs, comme une paire de fantômes !

Koko se frotta le menton contre la rampe, en faisant cliqueter ses crocs.

— As-tu besoin de te nettoyer les dents ? C’est entendu, je te conduirai chez le vétérinaire, après les fêtes.

Le chat s’approcha, en ronronnant. Qwilleran caressa sa fourrure douce et soyeuse.

— Ne joue pas les innocents, ça ne prend pas. Qu’as-tu encore comploté derrière mon dos ? Que projettes-tu encore ?

Qwilleran posa cette question le mercredi soir. Le jeudi matin, il en connut la réponse.

Au lever du jour, il se retourna dans son lit et se retrouva le nez dans la fourrure. Yom-Yom partageait son oreiller. Elle ouvrit un œil et ronronna de plaisir. De la cuisine, retentit un cri familier : « Yaôuh », le bonjour matinal de Koko, combiné avec un appel au réveil, suivi par deux bonds feutrés, quand le chat sauta du réfrigérateur sur la table et le sol. En entrant dans la pièce, il s’arrêta au milieu du tapis et étendit ses pattes de devant, son arrière-train dressé, en s’étirant longuement, les oreilles aplaties, puis il tendit très soigneusement sa patte de derrière gauche. Ensuite, il s’approcha du lit et réclama son petit déjeuner de sa voix de baryton.

Le journaliste ne se leva pas, mais agita la main. Koko fit un saut de côté et se frotta la tête contre le pied du lit. Après quoi il traversa la pièce pour aller se gratter le dos contre le bahut et sur le bord du fauteuil Morris.

— Où veux-tu en venir ? demanda Qwilleran, en regardant Koko se diriger vers le poêle ventru, l’étudier sous tous ses angles et choisir la poignée de la porte, pour la mordiller. Le loquet grinça et la porte s’ouvrit. Aussitôt, le chat introduisit une patte inquisitrice à l’intérieur.

Dans un éclair, Qwilleran sauta hors de son lit et se pencha sur le tiroir à cendres. Il était rempli de feuilles de papier dactylographiées et liées par un ruban. Elles avaient été tapées avec une machine à écrire où manquait la lettre E.